Episode 7 - Un jour au paradis : l’enferCette journée commence mal.
Mais avant, je vous dois de lever le suspense sur le but de mon voyage. Je suis parti en quête des demoiselles du Guilvinec.
Certains, je le sais, l’oeil grivoisant, je ne citerai pas les noms, voient déjà le tableau : le Guilvinec, son charmant port de pêche aux mornes berges plantées d’oriflammes, aux marins qui chantent les rêves qui les hantent et boivent et re-boivent à la santé des demoiselles qui leur donnent leur joli corps ,voire leur vertu, pour une pièce en or. Dans le port du Guilvinec, …
Ceux qui s’ imaginent que je vais conter (voire chanter) les tribulations d’un matou en plein #meetoo se trompent.
Non pas que le port du Guilvinec ne soit pas charmant? Ni qu’il n’y ait pas de marins. C’est au contraire un de ces lieux posés dans un décor majestueux : pas tout à fait au bout du monde, mais déjà loin du tumulte des villes, l’infini commence ici, dans ce lieu où la mer se brise, où les rochers sifflent dans le vent, où s’exprime la force de la nature. Dans ce port qui est le premier port de pêche artisanale de France, s’activent ces hommes (et des femmes aussi) qui chaque jour vont et viennent avec leurs bateaux aux couleurs vives, déchargeant leur pêche, avares de leurs mots, sous les hurlements des mouettes rendues folles.
Ici, pas de yacht somptueux. Les plaisanciers sont d’ailleurs relégués au fond du port et ne sont pas autorisés à sortir quand la flottille des pêcheurs rentre en fin de journée. Ici, l’authenticité, l’humilité, le respect n’ont pas encore capitulé devant le bling-bling.
Quant aux demoiselles du Guilvinec, la méprise va vite se dissiper : c’est le nom donné aux langoustines qui sont débarquées ici, toute frétillantes d’une belle promesse, celle de faire frétiller nos papilles de leur saveur subtilement iodée, subtilement sucrée… À consommer sans modération ! Voilà donc les demoiselles du Guilvinec. Voilà mon but.
Le problème, c’est que la cuisine de Kalango n’est pas conçue pour cuisiner, elle est juste prévue pour réchauffer une soupe de poissons et faire le café. Mais à tout problème il existe une solution : il suffit d’aller à la poissonnerie ‘le Dundee’, à deux pas du port, juste derrière l’abri du marin. Les demoiselles y sont vendues fraîches bien sûr, mais le patron les cuit aussi (et les vend) avec le savoir-faire d’un trois-étoiles : et c’est un ré-gal. Un régal qui justifierait de braver les tempêtes et de défier les korrigans ? Oui, oui, oui, oui. Ce genre de régal.
Mais voilà. Nous sommes dimanche. Et le dimanche, si c’est jour de messe, c’est aussi le jour de fermeture du Dundee. Le matin aussi ? Oui, le matin aussi. Fechado, geschlossen, closed, serret. Fermé ! C’est ce que je viens malheureusement de découvrir sur le web. Et si c'est dit sur le web...
Voilà comment ce dimanche le monde s’écroule autour de moi. Arrivé aux portes du paradis, c'est une descente aux enfers. En plus, y a plus de Prince…
Photo 62 - « N’ai-je donc tant vogué que pour cette infamie ? ». Le Pacha — acte I, scène 4 C’est donc au bout du quai, à la terrasse d’un hôtel-bar-restaurant quasi désert, qu’on retrouve le capitaine désillusionné, trempant son chagrin dans un grand-crème où surnagent les miettes d’un croissant avalé sans y avoir prêté attention. Mais… Mais c’est sans compter sur le soleil généreux que Benoît-la-Grenouille a convoqué pour l’occasion, et dont la chaleur matinale a vite fait de redonner l’énergie nécessaire à ce valeureux capitaine : il l’a décidé, il appareillera pour Bénodet. Et comme pour consacrer ce second départ, cette renaissance, cette résurrection en sorte, notre capitaine commande un second crème et trouve fameux son deuxième croissant offert par la maison (il devait vraiment faire pitié, le pauvre). L’histoire retiendra sûrement le nom de cette terrasse : l’hôtel des Grands voyageurs. Il est heureux que la taverne des Korrigans n’offre pas de petit-déjeuner le matin… Qui sait sinon ce qui se serait passé par la suite…
Le choix de Bénodet est le choix de la raison. J’ai hésité longuement à poursuivre vers Sein, un autre de mes rêves. Les conditions sont pourtant idéales aujourd’hui pour traverser le raz. Peu de houle, pas de vent, des coefficients moyens. Mais aller à Sein, ça veut dire pousser jusque Brest, ça veut dire profiter de la beauté des côtes de l’Iroise. Ça veut donc dire au moins deux jours de plus et le retour de la houle d’un bon mètre dans le raz pour le retour. On n’est pas là non plus pour se faire mal …
Bénodet donc. Un esprit taquin, voire moqueur – oui ça existe, dirait que c’est une navigation pour plaisancier du dimanche. En effet, dans les conditions du jour, ce n’est pas très compliqué : il fait un temps de curé (bon on va peut-être arrêter de remuer le couteau dans la plaie..), quasiment pas de vent, les coefficients de marée de 60 sont suffisamment faibles pour qu’il n’y ait pas de courant non plus. Bref, en suivant le balisage, qui est très complet dans cette zone, les 12 nautiques qui séparent Bénodet de Concarneau seront parcourus en trois petits quarts d’heure tout au plus, auxquels il faut, bien entendu, ajouter les mouvements dans les ports.
Photo 63 - C'est sûr, le Petit-Poucet s'est perdu dans le coin Une fois sorti du chenal bien balisé de Concarneau, on file vers la cardinale est « Linuen » au large de la pointe de Beg Meil, puis on continue quasiment au même cap vers la cardinale sud « La voleuse » qui protège les rochers de la pointe de Mousterlin. Là, on peut remonter au 320 pour arriver à l’embouchure de l’Odet, entre la pointe du Toulgoët à bâbord et celle du Coq sur tribord, ou allonger un peu en prenant un cap intermédiaire, entre 285 et 300 degrés, pour intercepter l’alignement des deux phares de Bénodet. Cette dernière alternative serait préférable si la météo venait à se dégrader. On ne sait jamais, on est en Bretagne.
Une fois entré dans l’Odet, il faudra naviguer au milieu des bateaux au mouillage pour rejoindre le port de Bénodet situé à un peu plus d’un demi-nautique en amont, sur la rive gauche de la rivière.
Photo 64 - Toujours un log de compétition. Clair, net, précis.Il est 11h10 quand Kalango largue ses amarres. La manœuvre de départ n’est pas si simple en solo. Le bateau est amarré bâbord le long d’un long ponton. À tribord, il y a un Océanis 393 qui fait trois bons mètres de plus que le 8.5, et derrière il y a un gros Flyer qui ne me permet pas de reculer aussi loin que je le souhaiterais. Et pour faciliter la manœuvre, si l’amarrage est à bâbord, le poste lui est situé à tribord. Un vent léger porte sur le ponton, soufflant de l’avant du tribord. Dans ces conditions, il faut d’abord reculer en évitant de frotter, puis culer vers tribord sans avoir la possibilité de placer une défense mobile sur l’étrave…
Ne la sentant pas trop, j’opte finalement pour une manœuvre légèrement différente : d’abord reculer parallèlement au ponton, puis en étant dégagé de l’arrière du voisin, barre à tribord, moteur tribord en marche arrière lente pour m’éloigner du quai sans trop basculer l’étrave vers le quai. Le succès résidera dans les quelques petits coups de fouets en avant sur le moteur bâbord qui devraient permettre de rester le plus parallèle au quai sans trop reculer… Mouais, ça marche bien sur le papier … sur l’eau, à chaque petit coup de fouet, j’attire surtout le regard inquiet d’un voileux supplémentaire. Peu sensibles aux charmes de la bi-motorisation, ils m’observent comme un merle guette un chat, vaquant à leur oisiveté de plaisancier, mais prêts à bondir si je devais trop m’approcher.
Après cinq ou six de ces coups de moteur bâbord, j’arrête la manœuvre. J’ai assez de place désormais pour faire un quart de tour sur place. D’autant que j’ai fait le plein de spectateurs. Barre au centre. Moteur gauche en avant, Moteur droit en arrière. Et ça tourne doucement. Oui, enfin, c’est sans compter sur le vent, léger mais obstiné, qui me pousse doucement vers le quai.
Ce qui devait arriver arriva. Avant d’avoir achevé mon quart de tour, je dois pousser les deux manettes en avant, le ponton s’approchant un peu trop des moteurs. Un poil de gaz, pas du genre violent, seulement empreint d’autorité. Il s’est à peine entendu, mais il me propulse tout droit en direction des spectateurs qui se sont amassés aux balcons pour profiter du spectacle. Déjà une gaffe se dresse devant moi, j’en vois une deuxième surgir. Mais, aidé par le moteur tribord passé en légère marche arrière, je salue le public au plus près. Je m’éloigne. Le rideau tombe. J’attends le rappel qui ne viendra pas : j’aurais dû le savoir, la tragi-comédie est un genre qui ne convient pas au one-man-show. Faudrait que j’essaye le stand-up, là c’est sûr, en paddle j’aurais fait rire le public.