Troisième étape – Belle-Île (bis)Personne ne sera surpris (sinon, relire l’épisode précédent
). J’ai dormi comme un bébé. J’ai même prolongé ce moment régressif en trempant quelques Petit-Prince au chocolat dans un verre de lait. Le secret, c’est de tremper le biscuit dans le lait, pas trop; d’attendre l’instant où le biscuit commence à plier pour finalement succomber à son tour au parfum de noisette libéré dans l’onctuosité du biscuit, dans une alliance heureuse avec celui du chocolat… Rien à voir avec le petit-déjeuner saucisses-bacon-oeufs brouillés plus tartines que Jean-Luc se serait sûrement préparé !
Mais revenons aux choses sérieuses ! Belle-Île.
Belle-Île qui hier oui, s’est à moi dérobée.
Belle-Île qu’aujourd’hui je viendrai voir
Belle-Île que je vaincrai avant le soir
Belle-île qui bientôt ne pourra me snober.
Au niveau navigation, c’est assez simple : laisser les quelques cailloux à la sortie de Port-Joinville et filer tout droit sur la pointe de Kerdonis. Route fond : 320, distance 45 nautiques. Environ deux heures, un peu plus si la mer est inconfortable. Ensuite, longer la côte nord de l’île sur cinq nautiques jusqu’au port du Palais, facilement reconnaissable à sa citadelle.
Sans l’aide du traceur. Juste le compas. Et la mer.
De son côté, la météo indique une houle de 50 centimètres à 1 mètre s’atténuant dans la journée, un vent de 3 beaufort NE, devenant N dans l’après-midi. Marin rafraîchi craignant l’eau chaude, j’ai hésité à retarder mon départ pour profiter de l’amélioration, mais en sortant la tête de la cabine, j’ai trouvé l’eau du port bien calme et sentant la promesse d’une belle journée d’été j’ai décidé de partir.
Bon, la vraie raison de mon départ matinal c’est que mes voisins ont prévu de partir à huit heures pour Noirmoutier. Et pour qu’ils partent, il faut que je parte aussi, et j’ai la flemme de m’amarrer à nouveau une fois la manoeuvre achevée.
7h55. Je pointe donc mon nez sur le pont. Les voisins s’activent depuis au moins vingt minutes (avant, je ne sais pas, moi je dormais). Visiblement, ils ne sont pas tout à fait prêts, des nouvelles ficelles sont apparues sur leur pont encore un peu plus encombré par le stockage des voiles d’avant. En voyant ces voiles synthétiques, je me demande si les voileux ont conscience de leur véritable bilan carbone.
Ils me demandent si je peux les déhaler en partant (Port-Joinville, c’est un port de curés : les premiers seront normalement les derniers). Je négocie en échange qu’ils me débranchent du quai (faut que j’arrête de fréquenter les copains qui ont poussé à l’ombre des jésuites) !
8h20. Je réveille les Verados. Avec les voisins on s’est mis d’accord sur la manoeuvre, ils resteront sur la garde avant, je mettrai en marche avant le moteur bâbord uniquement, puis quand on commencera à pivoter, ils pourront battre en arrière. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, notre catamaran hybride est à trente degrés du ponton, sans que les voisins devant ni derrière n’aient eu peur. Ceux qui ont tremblé sont ceux sur le ponton B en face quand j’ai reculé pour sortir du port. Il ne restait plus beaucoup de place ! Je m’arrête dans l’avant port pour ranger tranquillement mes pare-bats sans gêner quiconque. Le soleil est déjà chaud. Je croise une dernière fois le Django, on se souhaite une bonne navigation en sortant de l’avant port. Le pianiste n’est pas au piano. Il s’occupe des pare-bats. Nul n’est prophète en son pays.
Photo 27 – Mer calme à Port-Joinville
Je sors des passes et m’éloigne tranquillement pour déborder les roches à la sortie du port. On mesure bien l’utilité des jetées à la franche animation de l’eau quand on s’approche des musoirs. Rien de méchant toutefois. Par rapport à hier, le vent et les vagues semblent de nouveau en amour, regardant dans la même direction et avançant main dans la main. Rabibochés. Moi, ça me va. Je mets les gaz quand soudain, l’effet hallucinogène des Petit-Prince se déclenche brutalement. Je suis à 500 mètres de la côte, sur bâbord je vois une dizaine de petits éléphants roses qui jouent dans les vagues. Immédiatement, je me dis que c’est impossible car on est à moins de 500 mètres du rivage, 400 mètres tout au plus, là, juste devant le château-d’eau de Port-Joinville. Je passe au point mort le temps de permettre à l’effet de se dissiper quand un éléphant rose passe sous la coque à bonne vitesse. A fleur d’eau, il paraît vert émeraude, puis son dos sort de l’eau, il me semble gris foncé, lisse et luisant, puis c’est son son ventre, clair. Il est tellement gracieux et sa ressemblance avec un dauphin est tellement frappante que j’ai envie de l’appeler Skippy. Mais déjà il a replongé et rejoint les autres. Alors je profite du spectacle quelques instants, jusqu’à la tombée du rideau.
Je ne me souvenais pas de cet effet secondaire des Petit-Prince. Faudra quand même que j’essaie le saucisses-oeuf-bacon au petit-déj pour revenir à une existence plus pépère. Mais en attendant, cher Gilles, je sens que tu es en train de perdre l’exclusivité de ces rencontres magiques, magnifiques et inoubliables.
Photo 28 — Le jour où Gilles redevint un simple mortel, devant Port-Joinville
Je reprends ma navigation vers Belle-Île. La route à suivre est au 320, et c’est la direction que je suis. Mais encore un peu sous l’effet du petit nuage rose, je me laisse griser par quelques surfs. Accélérer sur la vague, ralentir un peu en montant la suivante, basculer, puis accélérer encore, ainsi de suite, accompagné en musique de vague en vague par les moteurs qui prennent quelques tours à chaque descente et les rendent dans les montées. La griserie a cependant un coût, les surfs me poussent au 305, voire au 300. J’ai beau corriger de temps en temps, c’est difficile de résister au confort de ces surfs. Au point que 35 minutes plus tard, devant passer entre deux bouées (la cardinale des Bœufs sur tribord au loin et une bouée de marque spéciale sur bâbord), j’aperçois au loin la bouée que je devais laisser à bâbord sur mon tribord. Certes, je n’ai pas embarqué de mousse, mais rigueur et discipline sont restés à quai également ! Je suis juste un petit nautique à gauche de ma route. Un nautique…, ça ne fait au final que cinq minuscules degrés d’écart, ce qui est sensé me rassurer. Mais non… Fini les âneries, définitivement, il faut que je passe aux saucisses-œufs-bacon, et en attendant, que je me concentre sur le compas.
Je reprends donc la navigation en mains. Les dauphins ont laissé la place aux moutons mais contrairement à ceux que j’ai croisés hier ceux-là sont - pour l’instant - inoffensifs et paissent paisiblement. Quand l’un d’eux disparaît au sommet d’une vague, un autre apparaît plus loin et ainsi de suite. Distrayant.
Indeed, en dehors du compas qui se balance de chaque côté de la route, ce ballet des petits moutons est le seul spectacle disponible. J’ai pris quasiment un cap nord pour récupérer la bouée d’atterrissage de Saint-Nazaire, en limite des eaux territoriales. Ca y est, je l’aperçois devant moi. Il est 9 heures 38 je la laisse à un demi nautique sur tribord. Me voilà à nouveau pile sur ma route, seul au milieu de nulle part. Depuis le départ, pas beaucoup de bateaux croisés sinon au loin très loin. Le continent a déjà disparu laissant une mince brume orangée qui pourrait offrir un côté très romantique à cette croisière s’il n’était pas 10 heures du matin. Derrière, Yeu vient de rencontrer le destin de l’Atlantide, et devant Belle-Île se refuse toujours. A bâbord, rien, du bleu dessus, du bleu dessous. Sur tribord, on devine cependant pousser les nombreuses éoliennes du banc de Guérande. Mais je peux sans difficulté me laisser éblouir par le scintillement du ciel sur le dos des vagues et feindre de ne pas les voir, regrettant à peine n’avoir pas pu faire ce voyage quelques années plus tôt.
Photo 29 — le blues du marin dessus, devant
Photo 30 — encore du bleu
Photo 31 — toujours du bleu
Cap 320, j’oublie la dérive due au courant : 0,5 noeud de courant à 20 noeuds, ça fait au maximum 1,5 degrés de dérive. Et le vent, toujours amoureux, soupire désormais à cinq ou six noeuds… Bref, une dérive inférieure à la précision de ma tenue de cap. Négligeable.
C’est vrai que désormais j’ai établi un circuit visuel rigoureux entre mon compas, mes instruments moteurs, mon compas à nouveau, et la veille. Je m’autorise des variations de plus ou moins cinq degrés, sauf si je détecte une tendance dans un sens ou dans l’autre. 23 noeuds, 319 degrés, 4000 tours ou presque, 319 degrés, un rendement qui oscille entre 0,45 et 0,50 mille par litre, 320 degrés, rien à sur l’avant du tribord, 319 degrés, la température du moteur bâbord est joueuse. 61°C, elle monte à 68 en quelques secondes, puis redescend à 61°C.
9 heures 54. Je sors des eaux internationales. 19 minutes qui justifient dix mille euros de TVA.
Enfin Terre ! loin devant moi apparaît un grand phare blanc. La terre se cache toujours sous l’horizon, le phare est pile sur ma route, droit, hypnotique. Quel confort d’avoir un repère devant soi. Je vais le suivre pendant près de trois quarts d’heure, toujours seul au milieu de nulle part. La mer et le vent se sont encore un peu assagi. Je file tranquillement à 23 noeuds quand je laisse sur tribord, à quelques encablures, mon phare éphémère, qui se révèle être un catamaran sous voile qui suit, moins rapidement, la même route que moi.
Photo 32— Phare non répertorié sur le livre des feux.
Puis d’autres voiles apparaissent à l’horizon et finalement un mince trait bleu émerge des flots. D’abord subtil, il s’épaissit progressivement. Il se déforme , s’étire et danse sous le rebond du soleil sur les vagues au loin, puis on distingue finalement la côte sud-est de Belle-Île. Belle-Île, enfin ! Même si Houat et Hoedic la chaperonnent en se tenant discrètement à droite, elle sera à moi avant midi. Puis on commence à distinguer les détails de cette côte qui n’est pas très longue. Une mince falaise rocheuses surmontée d’une pelouse bien verte qui plonge par endroits vers la mer en découpant la falaise. On devine ainsi Port-An-Dro, Port-Maria et Port-Blanc qui se succèdent entre la pointe de Kerdonis et celle du Skeul.
Photo 33 — Deux nautiques et demi : sûrement la chance du débutant !
Photo 34 — Juste pour montrer que la réparation de la serrure de la descente n’avait pas résisté aux conditions de navigation. J’ai pourtant survécu.
Photo 35 — On distingue mieux la plage de Port-an-dro. Sans être le plus belle de l’île, elle a gagné plusieurs trophées
Avec seulement 2,5 nautiques de long, c’est un petit miracle que d’atterrir sur cette côte surtout dans les conditions de navigations rencontrées : surfs, mirages, hallucinations. Christophe Colomb fut moins résilient en ratant les Indes pourtant bien plus longues.
Photo 36 — Dicton du jour. Au petit-déj, saucisses-oeufs-bacon éviteront les galères en navigation.
Il est 10 heures 57 quand je déborde la pointe de Kerdonis en laissant la cardinale est « Les galères » sur bâbord, pour remonter le long de la côte nord jusqu’au port du Palais. Cette pointe de Kerdonis est magnifique. Quelques rochers, un bosquet, une grande prairie en pente douce et une petite maison blanche avec son phare blanc et sa lanterne rouge qui dépasse à peine du toit d’ardoise. Tout ça entre le bleu du ciel et le bleu de la mer. Avec chaque vague qui meure et chaque vague qui naît, la mer n’est jamais tout à fait la même ni jamais très différente. Le paysage paraît ainsi figé dans ce mouvement perpétuel et glisse doucement sur bâbord. La nature brute, sauvage et domestique en un seul lieu. Relaxant. Puissant. Beau, quoi.
Photo 37 — Phare de Kerdonis, bien répertorié lui, mais invisible du secteur sud-est
La rade du Palais signe le retour à une forme de civilisation. Une grande plage, puis des maisons, blanches et basses, assez regroupées sur la pente de la colline, et la citadelle Vauban qui se dresse au-dessus du port. C’est aussi le retour des filets et des casiers qui nécessitent de fréquentes altérations de cap.
Photo 38 — La rade du Palais, dominée par la citadelle
Sur le canal 9, il y a un peu d’adrénaline. Un voilier voudrait bien sortir, mais un ferry aussi alors qu’un second ferry s’annonce à quelques minutes du port. Je vais attendre un peu pour les contacter, le temps de préparer les pare-bats et les amarres. Je demande une place pour une escale déjeuner, et on me propose de prendre un coffre extérieur derrière la jetée. Ah, la gaffe, où est la gaffe ? Ça y est, je l’ai trouvée. Maintenant, où est passée la bouée ? Je la cherche sur tribord, elle passe sur bâbord. Pas de mousse à engueuler. Le second passage sera le bon, je passe les deux aussières dans l’œil du coffre. Il est 11 heures 23, après trois heures de navigation, les deux Verado méritent un bon repos. Environ 58 nautiques, 19 noeuds de moyenne bloc-bloc (comprenant les éléphants, les pare-bats au départ et à l’arrivée, les pauses fraîcheur), 109 litres consommés soit un rendement de 0,52 mille par litre.
Le service de rade arrive moins de cinq minutes après mon appel et me débarque sur le ponton flottant plastique, sortes de Legos flottants qui offrent à chaque pas une expérience intermédiaire entre le mal de mer et le mal de terre. Je ne retirerai mon gilet qu’une fois la terre ferme atteinte.
Ah Belle-Île… Le Goëland, sa façade rose et son cognac que je n’ai jamais bu, toujours là. Je marche un peu dans la ville, le marché se termine, les étalages sont presque vides. les boutiques à touristes offrent de superbes articles marqués Belle-île, les mêmes qui hier à Port-Joinville étaient marqués Yeu.
La ville s’étire le long des différents bassins du port. Un Rhea rentre, un timonier sort sous les cris des mouettes, tandis que les ferries se succèdent dans l’espace étroit du premier bassin.
Photo 39 — Navigation au pied de la citadelle, d’un bassin à l’autre
Photo 40 — Les ferries se succèdent dans une chorégraphie bien huilée
Le temps de ce petit tour, les terrasses des restaurants se sont remplies. Je trouve une place sous une bâche pas climatisée. Il commence à faire chaud. Je prend une dorade certifiée venant du marché, une bonne bière bien fraîche et beaucoup d’eau avec beaucoup de glaçons. Les ferries qui arrivent et repartent rythment la vie du Palais. Un client un peu plus loin parle un peu fort avec des cousins qui viennent d’arriver du continent. Lui n’y repartira que lundi, mais sa sœur arrivera mercredi. En un quart d’heure, les nouvelles des uns ou des autres sont rapidement échangées, on ne fait que se croiser mais les liens îliens semblent indéfectibles. Je me dis que ça doit être dur de vivre sur une île, mais que ça semble encore plus dur d’en partir. En dessert, une salade de fruits frais, un café. Et me voilà prêt pour la suite.
Sous la chaleur sub-caniculaire que Benoît avait prévue, je pousse jusqu’à la capitainerie (à quinze mètres du restaurant). Ça tombe mal, elle est fermée de midi à quatorze heures. Vingt bonnes minutes à attendre en plein soleil. J’ai besoin de recharger mon téléphone et de décider la destination suivante. Je souhaite y faire de l’essence. Les options sont Quiberon, Lorient, ou Concarneau. Quiberon, c’est le plus proche… en avion. Quelques cailloux mal placés allongent singulièrement le trajet, une première fois pour y aller, une seconde fois pour en repartir. Après vérifications, il n’y a pas d’essence à Concarneau, il faut pousser jusque Port-La-Forêt. Ce sera donc Lorient.
Avant de partir, par politesse, je demande si je dois quelque chose pour les deux heures d’escale. Poliment, on m’encaisse dix euros pour la bouée que, bon prince au Palais, je laisserai sur place. Belle-île… Belle, et vénale.
Photo 41 — La charmante petite capitainerie du Palais
Un re-petit tour sur les legos flottants, et c’est parti pour de nouvelles aventures vers l’infini et au-delà.
À suivre.