Épisode 6 - Bricolango (suite)Il est déjà presque 15 heures. Comme je le disais, poursuivre la navigation aujourd’hui est illusoire.
Depuis mon départ de la Rochelle, mon traceur a rebooté sur plusieurs vagues. Soupçonnant quelque mauvais contact sur un connecteur, je décide donc d’exercer mes talents d’électricien.
Sur le 8.5, l’accès à la console s’effectue par le cabinet de toilette. Une trappe en plastique, d’un petit format A4, et vissée aux quatre coins, cache le fabuleux spectacle du câblage de l’électronique. Un chef d’oeuvre de l’art contemporain. Du rouge, et du noir. Des impairs, et des manques. Le message de l’artiste (le CC) est on ne peut plus clair : plaisancier, tu mesureras la chance d’avoir un tableau de bord qui fonctionne.
Les impairs, d’abord : le plus significatif concerne le Vesselview link. Il est placé sur la gauche, dans le renfoncement qui va vers la manette des gaz. C’est inaccessible. D’ailleurs, le boîtier n’est pas fixé par quatre vis comme il est prévu, mais il est suspendu à des nappes de câbles par trois Rilsans noirs. Mercury a prévu la mise à jour du logiciel par l’intermédiaire d’une mini-SD à insérer dans le boîtier. Ce que Mercury n’a pas prévu, par contre, c’est le conformiste de l’artiste qui a veillé à ce que le logo Mercury gravé sur la face reste lisible dans le bon sens (le haut en haut et le bas en bas pour qui parviendrait à le lire). À moins que ce que je prends pour du conformisme ne soit en réalité qu’un acte politique qu’exprime l’artiste qui nous interroge sur l’essence du bon sens, puisque en dépit du bons sens, en plaçant le logo dans le bon sens il place aussi la fente de la mini SD loin à l’arrière, empêchant ainsi toute mise à jour du VV link pour qui n’est pas contorsionniste 5 étoiles ou magicien. Alors, le beau est-il utile ?
Les manques, ensuite : paradoxalement, toutes ces longueurs excédentaires de câbles qui non pas été coupées, repliées sur elles-mêmes, saucissonnées dans ces Rilsans noirs, et qui frottent sur le capot de la descente quand elles ne servent pas de châssis à d’autres câbles ou équipements. Et qui prennent une place de dingue dans cet espace qui en manque.
Manque également de repère sur les câbles, mais là encore, peut-être un message. Sur Dieu, peut-être, ou les chemins de la Vérité ? Je ne sais pas, je m’interroge encore aujourd’hui sur l’intention profonde de l’artiste. Peut-être qu’il faut chercher un début de réponse en comparant cette oeuvre contemporaine à la ligne claire des Targa ou Fjord. Oui, la ligne claire plaît, par sa froideur, sa clinicité, sa simplicité qu’on ne retrouve pas sur mon 8.5. Oui ! cette simplicité qui ne questionne pas, c’est la différence fondamentale entre l’agréable - le Targa, et la Beauté - mon 8.5.
Alors on revient toujours à la même question : la beauté est-elle utile ?
Peut-être un début de réponse avec ce fusible de type automobile, d’un ampère, caché dans un petite boîte noire sur un fil rouge. J’ouvre délicatement le couvercle, le fusible est grillé. Je cherche alors à quoi mène le fil rouge qui se perd dans un sens comme dans l’autre dans les méandres des autres câbles. Alors dans ma quête de Vérité, je change de stratégie. Je regarde ce qui ne marche pas. Mais ni la jauge, ni la VHF, ni le traceur, ni le rétro-éclairage, ni… ni rien d’autre d’ailleurs ne fonctionne pas. J’ai donc un fusible qui ne sert à rien. Et pourtant ! S’il a grillé, c’est qu’il a servi, et donc qu’il sert à quelque chose. Être ET ne pas être ? Serait-ce le secret de la beauté ?
Comment après tout cela vous expliquer que je n’ai pas de fusible d’un ampère de rechange ? Comment vous parler de ce relais de trim qui n’était fixé que par ses propres câbles ? Comment justifier que je n’ai pas trouvé de raisons qui expliqueraient que mon traceur n’aime pas les vagues ?
Je me contenterai de vous dire qu’après avoir essayé de refixer le relais avec la vis retrouvée au pied de la console, j’ai fini par l’accrocher à une nappe de câbles passant par là avec un bout de Rilsan. Ma contribution artistique à l’oeuvre se limite à la couleur du Rilsan. Blanc, c’est un acte d’une audace extrême, je l’avoue : ça soulage. Car je hais l’art contemporain.
Photo 60 - Contrairement à d’autres, c’est juste le relais du trim qui avait tendance à descendre tout seul.Je ne sais pas si c’est à cause de toutes ces émotions ou si c’est le laisser-aller de Benoît qui entame son premier week-end de vacances, mais je transpire bien plus que les trois bouteilles d’eau ingurgitées depuis ce matin. Je décide donc d’aller prendre une douche avant de me mettre en quête de ce fusible d’un ampère. Sortant du bateau, je vois avec un peu d’appréhension que mon voisin est avec son CC. Ils sont tous deux penchés sur du Honda récalcitrant, le capot gisant sur le ponton. En me voyant, le voisin me demande si je peux lui prêter mon multimètre… Il a visiblement affaire à un autre artiste.
Bon. Une douche inutile. Le bloc sanitaire de la capitainerie tient du hammam, et je ressors de la douche encore plus humide que sous la douche elle-même.
De retour au bateau, un petit groupe s’est arrêté juste devant Kalango et regarde avec intérêt le franc-bord. Je suis inquiet, mon bateau coulerait-il ??? Mon arrivée déclenche une salve - oui, n’ayons pas peur des mots - de félicitations pour cette réparation réussie. Le taud a survécu à cet après-midi, le gel-coat brille encore. Je cache mal ma fierté en les remerciant sobrement. Mais ça y est, je suis le Xavier du ponton. Celui qu’on vient voir pour se persuader qu’on saura faire. Puisqu’il l’a bien fait, lui.
Mais mieux que Xavier, ma réputation devient vite internationale, puisque dans la foulée je reçois la visite d’un voileux dans le plus pur style vieux loup de mer, barbe hirsute et cheveux au vent même s’il n’y a pas de vent, qui dans un accent irlandais parfait me demande s’il peut emprunter ma perceuse sans fil… Voyez-vous, voilà qui se présente devant moi un homme qui a dû passer le Fastnet, le Four, la Pointe du Raz et c’est à moi, moi qui n’ai vu ma fin que dans le misérable clapot d’un mètre sur le Pont d’Yeu, qu’il demande la perceuse… À moi ! Comment ne pas être flatté ? Surtout que quand il me la rapportera, ce sera au tour de mon voisin à tribord, à l’accent de Charleroi (un accent belge, pas québécois, pour nos amis du sud qui ne connaissent pas au-delà des quartiers sud d’Avignon), de venir emprunter la perceuse.
Je prendrai quand même le temps d’aller chercher un fusible d’un ampère. Le plus petit fusible au format auto disponible dans le ship derrière l’arrière port est de deux ampères. Alors faute de grives, il faut bien manger des merles. C’est donc un fusible de deux ampères qui remplacera celui d’un ampère.
Je profiterai ensuite de la fraîcheur des glaçons d’une menthe à l’eau pour parcourir une revue d’art : les 30 voiliers qui ont changé la voile. Pas un mot sur les innovations électriques, les voileux ne savent pas ce qu’ils manquent.
La soirée se terminera sans encombres autour d’une crêpe (en fait deux, mais chut !) et d’un bon pichet de cidre frais, suivis d’un peu de lecture la nuit tombée dans le cockpit enfin rafraîchi, protégé des étoiles par un taud qui désormais trône crânement sur une oeuvre d’art.
Photo 61 - La navigation du jour.